Petit traité de la liberté intérieure

Martin Yann-Hervé - Brague Rémi

LE PASSEUR







Extrait



Bonté du monde

Il est une expérience métaphysique fondamentale, pour ne pas dire inaugurale, qui est l'expérience de la bonté du monde. Cela ne veut pas dire que l'intelligence qui s'ouvre au spectacle du monde reconnaît aussitôt que «tout est bien», ou que «tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles». De telles affirmations présupposent un haut niveau d'élaboration intellectuelle, un esprit spéculatif déjà formé aux arcanes de la pensée doctrinale. C'est d'ailleurs cela qui les rend éminemment discutables.
Reconnaître la bonté du monde, c'est simplement reconnaître qu'il est bon que le monde soit, et cette reconnaissance est moins le fait d'une haute activité spéculative que celui d'une capacité à s'émerveiller. Cette reconnaissance est en même temps admiration, louange silencieuse, mais yeux grands ouverts, sur ce mystère familier qui à la fois nous dépasse et se tient au plus près de nous. Une telle capacité à s'émerveiller n'est pas la marque d'un esprit naïf qu'un rien suffirait à étonner tant son intelligence serait bornée. Elle est au contraire le signe d'une intelligence en éveil qui s'étonne non pas que le monde soit, mais qu'il soit bon. En effet, pour s'étonner que le monde soit ou, pour le dire comme certains spécialistes de la métaphysique, «qu'il y ait quelque chose plutôt que rien», il faut encore faire un effort d'abstraction qui dépasse les ressources d'un esprit qui commence à s'ouvrir au-delà de lui-même. Il faut, au sens propre, faire abstraction de ce monde qui est pourtant bel et bien là, qui s'étend sous mon regard, qui se laisse toucher et sentir, qui à la fois m'inquiète et me fascine. L'expérience métaphysique dont nous parlons se tient au plus près de l'évidence du monde. Elle prend acte de son être et s'étonne de sa bonté. Elle se laisse surprendre par ce qui ne va pas de soi : que ce qui est soit, en même temps, bon.
Cela, répétons-le, ne signifie pas que «tout est bon» mais, beaucoup plus simplement, qu'il est bon qu'il y ait un monde, même si celui-ci est encore en chantier, même s'il me faut vite découvrir que je dois y déployer mon pouvoir d'agir pour le rendre, si possible, un peu meilleur. Et cette expérience élémentaire n'est ni une expérience esthétique ni une expérience morale. Elle se joue plutôt à fleur de peau, à ce niveau où l'esprit se tient au plus près de la chair, où il est simple sensibilité. Mais cette sensibilité est déjà une ouverture et un appel. Elle me fait reconnaître dans le même mouvement qu'il est bon que le monde soit, et qu'il est bon que je sois, moi qui suis celui à qui le monde révèle sa bonté en une troublante expérience où se laisse déjà sentir l'identité de l'être et du bien. C'est plus tard, sans doute, que cette expérience va s'enrichir de nouveaux contenus pour se faire expérience esthétique. Mais il faut déjà, pour cela, un peu de recul. Il faut faire de soi non plus le simple lieu d'une sensibilité au monde, mais un spectateur, c'est-à-dire un regard qui transforme le monde en spectacle. Il faut apprendre, déjà, à s'oublier un peu. Plus tard encore, dans ce tableau du monde, des ombres peuvent m'apparaître, des reliefs tranchants, des arêtes et des ravins qui requièrent que j'agisse. Le spectateur se fait alors acteur, la conscience esthétique se fait conscience morale. L'émerveillement initial est devenu un cri de stupeur, le silence de louange s'est fait parole qui interpelle tandis qu'au coeur de cet être du monde reconnu en son essentielle bonté se laisse entendre un double appel : celui du beau et celui du bien.
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9782368901380
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