Levinas et le tournant sacrificiel
Extrait de l'introductionL'oeuvre d'Emmanuel Levinas réserve à ses lecteurs une aporie redoutable. Comment accueillir son Dire, marqué au sceau d'une injonction si radicale qu'elle s'impose, semble-t-il, avant tout consentement? Doit-on le faire selon la modalité qu'il fixe lui-même pour l'accueil de l'Autre? Y répondre sans réserve, sans délai, dans l'urgence d'un inconditionnel «me voici»? Ou bien, rejetant la mise en demeure entraînée par cette mise en abyme, est-on fondé à s'arrêter aux tours et détours de sa pensée, à s'attarder à son Dit, à sa manière de se dire, se dédire, voire se contredire? En d'autres termes, est-on, selon le mot de Derrida, d'emblée obligé par Levinas? Ou bien est-on autorisé à questionner cette obligation, à la traduire dans un discours argumenté, au risque d'en trahir l'inconditionnalité? De fait, ce dilemme rappelle celui que Levinas formalise lui-même à travers la scansion du Dire et du Dit. Si le Dire éthique est incontestablement premier, il faut, et Levinas insiste avec force sur cette nécessité, qu'il se traduise - quitte à se trahir - dans le médium du Dit, qu'il laisse place à une pensée ouverte à l'analyse, au débat, à la critique. C'est le fameux passage, induit par l'entrée du tiers, de la subordination sans limite à autrui au moment dérivé de la justice, qui modère ou tempère ce «sans limite» au profit d'une approche réflexive, comparative, objective. Ainsi peut-on se prévaloir de Levinas pour réfléchir sur ce qui suppose selon lui un engagement antérieur à toute réflexion. Car, dans le cas contraire, comment reconnaître la légitimité même de sa pensée? Pourtant, une telle caution ne va pas de soi et, dans une autre perspective, il semble que, pour Levinas, le traduire soit déjà réellement un trahir. Car s'il reconnaît expressément la nécessité du moment dérivé -nécessité d'un arrêt face à ce qui est «intolérable à la pensée» -, l'appréciation qu'il porte sur lui est pour le moins équivoque. Dès lors que ce moment consiste à assigner une mesure à l'affolante démesure du pour-autrui, il paraît désigner une nécessité bonne - mal nécessaire salué par la formule «grâce à Dieu». Mais il peut aussi désigner la source même du mal - mal radical de l'Être en tant qu'il se déploie comme constante récupération par le Même de toute sortie vers la transcendance de l'Autre.Accompagnant Levinas tout au long de son parcours, cette équivoque habite un motif qui va constituer un des fils directeurs de la présente étude: le tournant qui mène de Totalité et Infini au radicalisme sans pareil d'Autrement qu'être. C'est en effet avec ce tournant - dont l'amorce est repérable dès le début des années soixante - que Levinas vient à mettre en cause la démarche essentiellement réflexive de la philosophie, au motif qu'elle contredit l'urgence absolue de l'injonction éthique:Le propre de la pensée est la critique - le fait de se retourner [...] Le primat de l'idée de l'être tient à ce retour. Lequel tient à un arrêt, à une épochè [...] Marcher sans se retourner - tel serait le caractère propre de l'idée de l'Infini, marche sans arrêt.Ne pas avoir le temps de se retourner = ne pas réfléchir = [...] être d'emblée responsable.La relation avec l'infini appelle d'urgence au point de ne pas laisser le temps pour se retourner.
53,85 €
Disponible sur commande
EAN
9782705682613
Caractéristiques
EAN | 9782705682613 |
---|---|
Titre | Levinas et le tournant sacrificiel |
Auteur | Brezis David |
Editeur | HERMANN |
Largeur | 140mm |
Poids | 543gr |
Date de parution | 16/06/2012 |
Nombre de pages | 440 |
Emprunter ce livre | Vente uniquement |