Nancy. 1943-1945

Bushmiller Ernie - Morgan Harry

ACTES SUD

Introduction

Nancy, le strip d'Ernie Bushmiller, publié en France sous le titre d'Arthur et Zoé, dans les publications Del Duca - L'Intrépide, Hurrah!, Télé-Poche... -, est considéré par la critique américaine moderne comme un chef-d'oeuvre du minimalisme, un strip dont la simplicité des gags frise parfois l'idiotie, mais dont la logique formelle confine à l'abstraction. Ce volume correspondant aux années de guerre de Nancy (1943-1945) amène à corriger quelque peu cette image, car le strip y apparaît solidement ancré dans la réalité sociologique de l'époque. Les enfants participent à l'effort de guerre au moyen de campagnes de récupération et de recyclage de matériaux, de plantations de potagers (les «jardins de la victoire»), d'achats de timbres de la Défense, etc. Le côté teigneux de Nancy s'exprime dans sa patriotique détestation des scarabées japonais (Popillia japonica), mais aussi dans une froideur sardonique. Passant devant l'usine d'armement et voyant un obus d'une taille véritablement colossale, Nancy arrache de sa géographie la page du Japon, désormais obsolète (strip du 12 juin 1945), un gag qui laisse le lecteur d'aujourd'hui perplexe, compte tenu de ce qui s'est passé à Hiroshima le 6 août de la même année.
La guerre est présente encore par des gags sur la censure du courrier par caviardage (on barre à l'encre les mots litigieux) ou sur les restrictions (on a froid en hiver, du fait de la pénurie de charbon, textile et chaussures s'obtiennent contre des tickets de rationnement).
Contradictoirement, cette société américaine apparaît aussi d'une étonnante opulence, un élément qui contribua incontestablement au succès du strip auprès des lecteurs français, dans sa traduction française après-guerre. Sitôt qu'ils ont une pièce de dix cents, les enfants vont se gaver de «soda» (c'est-à-dire de glace au soda). Le cinéma est une distraction à bon marché, où l'on voit deux films pour le prix d'un et d'où l'on revient en ayant gagné en prime un ustensile ménager. Nancy, tante Fritzi et Sluggo prennent des vacances en Floride en pleine guerre et découvrent qu'on n'y trouve pas une chambre d'hôtel. Étonnante aux yeux d'un Européen est la liberté laissée à l'enfance. Les classes sociales se mélangent facilement. Nancy, petite fille modèle qui est élevée par sa tante et qui appartient à la petite bourgeoisie, a comme meilleur ami Sluggo, qui est un gamin pauvre au verbe gouailleur et argotique, aux vêtements élimés, au crâne tondu (mesure antipoux), qui habite dans une cabane et qui ne mange pas de dinde à Thanksgiving. La liberté est la même dans les relations entre les sexes. Nancy se considère comme la fiancée de Sluggo, qui lui fait des infidélités, et la petite fille, ayant triomphé de ses rivales, rêve de leur mariage. L'activité économique des enfants est encouragée. Il est de rigueur, au moins pour un garçon, de détenir un petit boulot d'après l'école, tel que coursier dans un magasin. Mais Nancy et Sluggo multiplient aussi les activités entrepreneuriales de commerce ou de service (garde d'enfants, coursier, spectacle vivant, banque, etc.). En revanche, la sévérité de l'éducation procurerait des coliques nerveuses aux pédagogues d'aujourd'hui. Nancy est mise au coin pendant une heure d'horloge simplement pour s'être servie dans l'armoire à gâteaux.
Au total, la vie quotidienne qui nous est présentée est un curieux mélange d'archaïsme et de modernité. L'équipement des ménages est en avance de vingt ans par rapport au Vieux Continent (la télévision arrive dans le foyer de Nancy en 1945!). Mais Nancy trouve normal de se laver les cheveux dans une bassine, dans quelque réduit, peut-être pour ne pas «salir» la belle salle de bain. Les services à domicile incluent la blanchisserie, car les foyers ne sont pas encore équipés en lave-linge.
Nancy témoigne des modes et de l'air du temps. On retrouve donc au fil des strips les scies de l'époque. Le «double talk», ou charabia, consiste à prononcer des mots qui ont l'air anglais (ou français, dans notre traduction), mais qui ne veulent rien dire. Le truc est basé sur le caractère éphémère de la communication orale, et cela ne fonctionne que parce que les mots se sont déjà enfuis à jamais quand l'auditeur se rend compte qu'il n'a rien compris. Le tout est donc d'être naturel et de parler avec conviction, raison pour laquelle il faut «apprendre» à parler double talk (il faut aussi apprendre à produire à volonté les syllabes nonsensiques). Le «parler swing» («jive lingo») est à peu près l'équivalent de notre parler zazou de l'Occupation. Ses locutrices sont les «hep cats», anti-petites filles modèles, qui affectent des manières nonchalantes et négligées, retournent le bas de leurs jeans et portent des pulls trop grands.
Un dernier point remarquable de la société américaine qui nous est restituée dans ces strips est l'omniprésence de la fiction populaire. Les feuilletons radiophoniques sont diffusés à toute heure, entrecoupés de leurs publicités pour des produits de consommation courante (on recommande invariablement le grand conditionnement familial, plus économique). Nancy les entend même sur la plage, moyennant un poste de radio à piles. L'amateur de vieux papiers appréciera aussi la séquence où Nancy et Sluggo vendent pour quelques centimes de vieux magazines d'horreur (c'est-à-dire des pulp magazines d'horreur des années 1930) dont la pile a été offerte à Sluggo par un voisin. Le moindre de ces incunables vaut aujourd'hui plusieurs centaines de dollars!

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EAN
9782330022631
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