Les filles de Cùchulainn
Chabas Jean-François
EDL
Un matin, j'ai su que j'étais enceinte. J'ai ouvert les yeux avant de sourire dans la pénombre de la chambre; à bien y repenser, c'était une étrange certitude, car rien dans mon corps ne s'était encore manifesté. Mais il y a des tas de choses qu'on n'explique pas. Ceux qui prétendent le contraire - les terribles rationalistes - sont à plaindre, me semble-t-il. En tout cas je suis restée immobile, mains croisées sur mon ventre plat, draps remontés sous le menton, et j'ai continué à montrer mes dents au plafond, comme une demeurée, jusqu'à ce que les muscles de mes joues se crispent. C'a été un merveilleux réveil, je me le rappellerai toujours. Tandis que résonnaient les chants des oiseaux de l'aurore, je me suis demandé qui serait le petit occupant. Eh non, je ne savais pas ce qui m'attendait.
Sur Greene, notre île, il est impossible de prévoir le temps. Si au coeur du continent ou ailleurs on trouve un peu partout de soi-disant vieux sages vous affirmant avec une emphase confortée par leur grande expérience que, puisque le ciel est rose, il va faire beau, ou que comme les nuages sont ronds, la pluie arrive, sur Greene personne ne s'aventurerait à ce genre de ridicule. Personne; pas même le plus gâteux des centenaires. Nous sommes, à n'en pas douter, une espèce de terrain de jeu pour les dieux malicieux, et ici la tempête succède au calme plat avec une déconcertante soudaineté. Aussi nos femmes de marins deviennent-elles veuves très tôt. Tout comme moi, avec mon Conrad.
J'avais toujours connu mon mari. Nous avions bâfré ensemble le sable de la plage tandis que nous tenions à peine debout, nous avions roulé dans le même crottin, et proféré les mêmes âneries, de nos voix de mouette; nous avions reçu les mêmes taloches. Il me semble cependant que celles de la mère de Conrad étaient les plus violentes. C'était une forte femme. Ici, toutes les femmes sont fortes; disons que c'était une forte femme parmi les fortes femmes de l'île, ce qui en faisait quelqu'un de redoutable pour chacun, et spécialement pour nous autres bambins. Elle est tout de même morte de pneumonie, par un hiver où les vents soufflaient avec une telle violence que j'ai vu de mes yeux deux boeufs couchés par une bourrasque, à l'instar de soldats de plomb valsant sous la chiquenaude d'un gosse. Conrad a tant pleuré que j'en avais le coeur brisé. Nous venions de fêter nos onze ans. Ce garçon qui exhibait déjà des mains d'homme, abîmées par les cordages, l'eau et le froid, était si sensible; un instant, il m'est passé par la tête qu'il ne s'en relèverait pas, qu'il en resterait idiot, ou plutôt fêlé, c'est le bon terme, fêlé comme un vase pouvant se casser au moindre choc. Mais il a surmonté sa peine. Je veux croire que j'y suis pour quelque chose parce que je ne l'ai pas quitté d'une semelle et que je lui ai donné à cette époque mon premier vrai baiser, m'étourdissant autant que lui. Conrad était un garçon aussi gentil que viril; il est demeuré semblable quand il est devenu un homme, et il n'y a pas beaucoup de filles capables de résister à ce mélange-là.
Sur Greene, notre île, il est impossible de prévoir le temps. Si au coeur du continent ou ailleurs on trouve un peu partout de soi-disant vieux sages vous affirmant avec une emphase confortée par leur grande expérience que, puisque le ciel est rose, il va faire beau, ou que comme les nuages sont ronds, la pluie arrive, sur Greene personne ne s'aventurerait à ce genre de ridicule. Personne; pas même le plus gâteux des centenaires. Nous sommes, à n'en pas douter, une espèce de terrain de jeu pour les dieux malicieux, et ici la tempête succède au calme plat avec une déconcertante soudaineté. Aussi nos femmes de marins deviennent-elles veuves très tôt. Tout comme moi, avec mon Conrad.
J'avais toujours connu mon mari. Nous avions bâfré ensemble le sable de la plage tandis que nous tenions à peine debout, nous avions roulé dans le même crottin, et proféré les mêmes âneries, de nos voix de mouette; nous avions reçu les mêmes taloches. Il me semble cependant que celles de la mère de Conrad étaient les plus violentes. C'était une forte femme. Ici, toutes les femmes sont fortes; disons que c'était une forte femme parmi les fortes femmes de l'île, ce qui en faisait quelqu'un de redoutable pour chacun, et spécialement pour nous autres bambins. Elle est tout de même morte de pneumonie, par un hiver où les vents soufflaient avec une telle violence que j'ai vu de mes yeux deux boeufs couchés par une bourrasque, à l'instar de soldats de plomb valsant sous la chiquenaude d'un gosse. Conrad a tant pleuré que j'en avais le coeur brisé. Nous venions de fêter nos onze ans. Ce garçon qui exhibait déjà des mains d'homme, abîmées par les cordages, l'eau et le froid, était si sensible; un instant, il m'est passé par la tête qu'il ne s'en relèverait pas, qu'il en resterait idiot, ou plutôt fêlé, c'est le bon terme, fêlé comme un vase pouvant se casser au moindre choc. Mais il a surmonté sa peine. Je veux croire que j'y suis pour quelque chose parce que je ne l'ai pas quitté d'une semelle et que je lui ai donné à cette époque mon premier vrai baiser, m'étourdissant autant que lui. Conrad était un garçon aussi gentil que viril; il est demeuré semblable quand il est devenu un homme, et il n'y a pas beaucoup de filles capables de résister à ce mélange-là.
9,00 €
Disponible sur commande
EAN
9782211209182
Caractéristiques
EAN | 9782211209182 |
---|---|
Titre | Les filles de Cùchulainn |
Auteur | Chabas Jean-François |
Editeur | EDL |
Largeur | 125mm |
Poids | 152gr |
Date de parution | 28/03/2013 |
Nombre de pages | 110 |
Emprunter ce livre | Vente uniquement |
Autres livres par l'auteur de " Les filles de Cùchulainn " (Chabas Jean-François)
Dans la même catégorie ( Romans )
Ma liste d’envies
Derniers articles ajoutés
Il n’y a aucun article dans votre liste d’envies.
- Commande avant 16h : Demain dans la boîte aux lettres !
- Livraison dès 3,50 €
- Retrait gratuit
- Paiement 100% sécurisé
4,6/5 - ⭐⭐⭐⭐⭐
2448 Avis - Source Google