Le bleu des anges. Le rêve français de Heinrich Mann

Flügge Manfred

GRASSET







Extrait



Il a tout fait pour s'éloigner de ses débuts, de sa famille, de sa ville natale, mais son passé refait surface de temps en temps. Les retours aux origines restent strictement littéraires. Rien ne l'incite à revoir les lieux de sa jeunesse. Il n'était pas sérieux quand il avait 17 ans.
Florence, décembre 1903. Devant le théâtre, à l'heure de l'entracte. Heinrich Mann sort du bâtiment. Cet écrivain allemand de 32 ans vient de publier La chasse à l'amour, son troisième roman en trois ans. Que veut-il au juste à cet instant précis ? Fumer une cigarette ou chercher à apercevoir l'énigmatique Graziella, maîtresse fugitive, qui lui a réécrit récemment («Mio carissimo Enrico») ? Méditer sur la lettre hostile de son frère cadet Thomas qui lui reproche l'excès d'érotisme de ses romans et surtout sa productivité abondante ? Trouver une inspiration sans même la chercher ?
Plus tard il dira que la scène avait eu lieu pendant une représentation d'une pièce de Goldoni, Le café, dans laquelle une ballerine fait tourner la tête aux hommes. On aurait préféré que cela fût pendant un opéra de Puccini. Celui qui ne croyait qu'aux rêves et aux souvenirs inventés nous accorderait-il cette licence ? Pourquoi pas Manon Lescaut ? L'histoire d'une femme égarée qui finit dans le désert (à l'écart de la bonne société). Le public bourgeois se délecte de la passion déchaînée, de la musique, des vulgarités. Et pourquoi l'amour, cette belle chose, peut-il (faire) tomber si bas ?
Heinrich en sait quelque chose, lui qui a été initié à 17 ans, dans sa ville de Lübeck, dans un discret établissement à deux pas de la petite église Saint-Gilles, l'une des sept tours de la vieille ville hanséatique. Dix marks la passe. Ou bien a-t-il été séduit peu auparavant par une cousine plus âgée que lui ? Sur le dessin qu'il réalisa plus tard de cette scène, on voit un jeune homme écrivant à une table, tout surpris que sa cousine l'attrape par-derrière et le presse contre elle. Dans un coin de la pièce se trouve le petit théâtre de marionnettes qui fut si important dans son enfance. Par la fenêtre on voit le jardin de la belle maison parentale ; au loin on devine une façade lübeckoise typique, un pignon en escalier. À moins que ce dessin ne soit le fruit d'une de ses rêveries ultérieures. Certains rêvent d'un avenir plus beau, pendant que d'autres rêvent d'enjoliver leur passé.
Toute sa vie il n'a cessé d'inventer des souvenirs pour embellir l'image qu'il voulait donner de lui. Toute sa vie il a aimé faire des dessins érotiques. Toujours des femmes grosses et grasses à la Rubens, dans des postures indécentes. C'est à ces femmes-là qu'il doit ses émotions les plus intenses. Il fut ravi en découvrant dans une lettre de Flaubert cet aveu : «[...] j'aime la prostitution et pour elle-même, indépendamment de ce qu'il y a en dessous. Je n'ai jamais pu voir passer aux feux du gaz une de ces femmes décolletées, sous la pluie, sans un battement de coeur [...]».



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EAN
9782246811190
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