Vivre de paysage. Ou L'impensé de la raison

Jullien François

GALLIMARD







Extrait



PAYS - PAYSAGE : L'ÉTENDUE, LA VUE, LA DÉCOUPE

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Mieux vaut donc risquer la question d'emblée et sans ambages, sans s'encombrer de préliminaires et de précautions. Je crains, sinon, de la laisser perdre sous le questionnement qui est déjà constitué : celui d'une littérature qui, de nos jours, est devenue immense, en ce domaine, mais sans songer peut-être à remonter dans les partis pris dont notre notion de «paysage» elle-même est née. Je me demanderai donc, plus soupçonneux, si nous ne sommes pas partis d'une mauvaise définition du paysage, en Europe : d'une définition, en tout cas, qui a brimé, contraint, meurtri peut-être, ce possible qu'il est; si nous ne sommes pas partis d'une définition du paysage dont le tort n'est pas tant d'être partielle et restrictive - car on pourrait alors y remédier en la complétant - que de relever de choix implicites qui, faisant système, et du fait même de leur cohérence, ont grevé le déploiement de sa pensée. De quoi (par quoi) notre pensée du paysage, autrement dit, sans même que nous nous en rendions compte, s'est-elle trouvée culturellement hypothéquée ? Ne pouvant plus, dès lors, nous laisser espérer sortir de ce pli dans lequel elle s'est sédimentée qu'au prix de corrections en chaîne et même de révolutions théoriques. Et encore celles-ci y suffiront-elles ?
Ou bien pour mettre plus précisément le doigt sur ce qui, d'entrée, fait ici difficulté : ces choix implicites ou ces partis pris selon lesquels la pensée européenne s'est développée, et par le biais desquels elle aborde ce qu'elle a nommé «paysage», ne l'ont-ils pas bloquée dans un certain angle de vue, coincée dans une «évidence», dont elle n'a plus bougé, et même mise, peut-être, en porte à faux à son égard ? Car nous ne sommes plus sortis de cette ornière que nous ne voyons pas. Depuis que l'Europe a inventé le terme de «paysage», au milieu du XVIe siècle (1549, en français), sa définition, en effet, n'a pas progressé. Elle est même demeurée dans un étrange immobilisme. À considérer sa formulation la plus récente (le Robert), le paysage est dit «la partie d'un pays que la nature présente à un observateur». Or cette définition ne fait que reprendre celle donnée au départ du mot, il y a quatre siècles : le paysage est une «étendue» ou «partie» de pays telle qu'elle «s'offre à la vue». Elle est «l'aspect d'un pays», résumait le dictionnaire de Furetière (1690) : «le territoire qui s'étend jusqu'où la vue peut porter».
Or, si je parle ici, d'emblée, de raison européenne, c'est que le terme est bien européen, en effet ; il l'est exemplairement. «Paysage», dérivant de «pays», se retrouve d'une langue à l'autre et la composition du mot, ici et là, reste la même : comme s'il n'y avait pas d'autre départ possible à la notion et que nous n'imaginions pas pouvoir sortir de ce sémantisme. Dans les langues du Nord : Land - Land-schaft (en allemand) ; land - land-scape (en anglais). Mais peut-être faudrait-il citer d'abord le flamand, s'il est vrai que «paysage» s'y serait inventé (landschap). Ou, dans les langues du Sud, paesaggio, dit l'italien ; paisaje, dit l'espagnol. Mais пейзаж, dit également le russe. Il y a bien là terme européen, c'est-à-dire définissant une géographie théorique de l'Europe ou, je dirais, «faisant Europe». Et si l'on en cherche en amont la racine : topiaria (opera), dit déjà helléniquement le latin en le faisant dériver de topos, le «heu» (chez Pline l'Ancien et chez Vitruve). L'Europe n'est pas sortie de cette idée, ou plutôt de cette présomption, que le paysage se détache d'un «pays» dans lequel la vue le découpe.



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EAN
9782070145157
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