Hérétiques

Laâbi Jocelyne

DIFFERENCE

An 883. Dans les marais du bas IrakCourir. Ne pas se retourner.Longtemps l'enfant a frayé son chemin entre les hampes des roseaux, écarté des deux poings fermés les lourdes tiges qui contrarient son avancée. Ni piaillement d'oiseau ni crissement d'insecte. Comme si la nature l'épiait. Longtemps il a couru dans la tourbe noire où chacun de ses pas soulève des relents de végétaux corrompus, une eau compacte qui freine sa course, engourdit ses genoux. Et il tombe, se relève. Court.Sans savoir pourquoi.Ne pas penser: courir. Depuis combien de temps?Il n'a plus de souvenirs mais de vagues images qui surgissent, nées de la vase ou du souffle exhalé par le buffle endormi à quelques coudées. Elles effacent un instant le labyrinthe touffu où il se débat, puis s'évaporent dans le tourbillon de chaleur, parce qu'il ne veut pas les voir et qu'il faut avancer. Une barque plate. Son frère enfonce un long bâton dans la tourbe, et la barque avance. Silencieuse, hormis ce glissement furtif. Alors le piétinement des chevaux, l'eau giclant à grands jets mêlés de terre sous les sabots, le sifflement des flèches trouant le silence, les lances qui fouillent le sol mais s'engloutissent dans le limon, malédictions et jurons, épées décapitant les roseaux, approchant, et l'enfant ne voit plus que des cuirasses qui jettent dans ses yeux des ricochets de lumière...Des images qu'il repousse des deux poings fermés en repoussant les lourdes tiges.Parfois il chantonne. Bribes de musique sans paroles - qui donc les lui fredonnait? Remontant au temps d'avant, à peine un visage, plutôt de fines tresses noires, et il chasse cette douceur qu'une blessure traverse. Referme la bouche sur ces bribes de musique, de ce temps qu'il oublie déjà.Et soudain cette hutte, presque invisible mais il la sait là, la reconnaît même si ce n'est pas celle où fredonnait le visage aux tresses noires. Roseaux parmi les roseaux, la hutte au toit de nattes noircies par la terre qui les colmate, avec çà et là au bout de quelque tige une réminiscence du vert d'antan. Et puis l'homme. L'enfant s'est baissé, un instinct, comme une certitude: on ne doit pas le voir. L'homme devant la hutte, jambe étendue, offrant son pied calleux aux regards de l'enfant qui remontent le long du corps, s'arrêtent au torse nu zébré de traces plus claires, effleurent les épaules dont l'une se penche vers le sol, glissent sur le visage sombre, se figent sur l'oeil unique. Et voilà que cet oeil unique le fixe.- D'où viens-tu?L'enfant se tait, fasciné par l'orbite vide plus noire encore que le visage.- Je sais d'où tu viens, je n'ai pas besoin d'entendre ta bouche me le dire. Tu viens des marais, et tu es un Zenji. Moi aussi j'en suis un.

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EAN
9782729120290
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