Cette nuit-là
Lustiger Gila - Hermann Marie
STOCK
LISA
Non, rien n'avait encore changé. C'est la pensée qui la sauva cette nuit-là. Tout suivait son cours en surface, sans transformation apparente. Si quelqu'un était soudain entré dans cette cuisine, il l'y aurait vue assise à sa place habituelle, dans le fauteuil en rotin qu'elle avait poussé contre le mur, près de la fenêtre, sans deviner que, cette fois, loin de veiller sur son oncle, elle attendait sa soeur occupée à consoler leur mère au premier étage. Il l'aurait vue assise, là, effleurant du regard le couloir qui s'ouvrait, sombre et flou, face à elle, tandis que derrière elle s'étendait le jardin où un printemps précoce tentait de s'éveiller. Les jours passés avaient été particulièrement chauds, et les deux buissons d'hortensias, près du mur qui menait à une petite entrée, laissaient prudemment éclater leurs bourgeons en déployant un doux duvet bleuté.
Il l'aurait vue avec ce printemps et un ciel désormais presque charbonneux dans le dos, une tasse de thé posée sur les genoux. Comme tous les soirs depuis des semaines, le poste de télévision qu'ils avaient, quelques mois auparavant, déplacé du salon à la cuisine était allumé, le son coupé. Elle fixait l'écran d'un oeil distrait. Était-ce un documentaire sur le jazz, New York ou les années soixante? Elle n'en avait pas la moindre idée. Depuis que son oncle était tombé malade, elle avait cessé de s'intéresser à la marche du monde. Elle, Lisa Bergmann, l'assidue signataire de pétitions en ligne qui s'indignait régulièrement (et à peu de frais, soyons honnêtes) contre la famine, les centrales nucléaires, la violence conjugale, l'huile génétiquement modifiée, elle qui s'était faite le défenseur des pauvres, de la viticulture bio (la vraie, de la vigne à la bouteille), des sans-papiers, qui, aussi loin qu'elle s'en souvienne, avait été habitée par la colère, ne se sentait depuis quelque temps plus concernée du tout lorsqu'elle allumait la télévision et ingurgitait au hasard films, journaux télévisés ou des émissions de divertissement d'une vulgarité abyssale. Entre ce qui arrivait dans le monde et ce qui leur arrivait à eux, il n'y avait aucun point de jonction. Dans le tourbillon de la maladie, tout ce qui était étranger à la vie de la maison, à leurs journées qui s'érodaient en buts infimes, au silence d'une consistance épaisse et solide qui les enveloppait, surtout le soir, n'avait à ses yeux plus d'importance.
Il était mort comme il l'avait souhaité, chez lui. Certes pas dans sa chambre au premier étage, mais tout de même, dans la maison où il avait grandi. «Ramène-moi chez moi», avait-il intimé à leur mère, le calme fait homme, avant de refermer les yeux. Et bien entendu il n'avait pas songé une seule seconde à l'appartement qu'il habitait depuis trente-quatre ans avec Anne, sa femme, ni à Anne tout court ou à ce que les médecins, les aides-soignants et sa famille, tous ces braves gens, imaginaient être le mieux pour lui, mais juste à ce que lui, Paul Bergmann, prévoyait de faire. Rien d'autre, rien de plus. Sa décision prise, il s'était donc immédiatement préparé: il s'était rasé, avait troqué sa chemise de nuit d'hôpital verte contre son costume sombre, avait rangé ses affaires dans sa valise et s'était couché tout habillé pour attendre sa soeur afin qu'elle le ramène à la maison.
Non, rien n'avait encore changé. C'est la pensée qui la sauva cette nuit-là. Tout suivait son cours en surface, sans transformation apparente. Si quelqu'un était soudain entré dans cette cuisine, il l'y aurait vue assise à sa place habituelle, dans le fauteuil en rotin qu'elle avait poussé contre le mur, près de la fenêtre, sans deviner que, cette fois, loin de veiller sur son oncle, elle attendait sa soeur occupée à consoler leur mère au premier étage. Il l'aurait vue assise, là, effleurant du regard le couloir qui s'ouvrait, sombre et flou, face à elle, tandis que derrière elle s'étendait le jardin où un printemps précoce tentait de s'éveiller. Les jours passés avaient été particulièrement chauds, et les deux buissons d'hortensias, près du mur qui menait à une petite entrée, laissaient prudemment éclater leurs bourgeons en déployant un doux duvet bleuté.
Il l'aurait vue avec ce printemps et un ciel désormais presque charbonneux dans le dos, une tasse de thé posée sur les genoux. Comme tous les soirs depuis des semaines, le poste de télévision qu'ils avaient, quelques mois auparavant, déplacé du salon à la cuisine était allumé, le son coupé. Elle fixait l'écran d'un oeil distrait. Était-ce un documentaire sur le jazz, New York ou les années soixante? Elle n'en avait pas la moindre idée. Depuis que son oncle était tombé malade, elle avait cessé de s'intéresser à la marche du monde. Elle, Lisa Bergmann, l'assidue signataire de pétitions en ligne qui s'indignait régulièrement (et à peu de frais, soyons honnêtes) contre la famine, les centrales nucléaires, la violence conjugale, l'huile génétiquement modifiée, elle qui s'était faite le défenseur des pauvres, de la viticulture bio (la vraie, de la vigne à la bouteille), des sans-papiers, qui, aussi loin qu'elle s'en souvienne, avait été habitée par la colère, ne se sentait depuis quelque temps plus concernée du tout lorsqu'elle allumait la télévision et ingurgitait au hasard films, journaux télévisés ou des émissions de divertissement d'une vulgarité abyssale. Entre ce qui arrivait dans le monde et ce qui leur arrivait à eux, il n'y avait aucun point de jonction. Dans le tourbillon de la maladie, tout ce qui était étranger à la vie de la maison, à leurs journées qui s'érodaient en buts infimes, au silence d'une consistance épaisse et solide qui les enveloppait, surtout le soir, n'avait à ses yeux plus d'importance.
Il était mort comme il l'avait souhaité, chez lui. Certes pas dans sa chambre au premier étage, mais tout de même, dans la maison où il avait grandi. «Ramène-moi chez moi», avait-il intimé à leur mère, le calme fait homme, avant de refermer les yeux. Et bien entendu il n'avait pas songé une seule seconde à l'appartement qu'il habitait depuis trente-quatre ans avec Anne, sa femme, ni à Anne tout court ou à ce que les médecins, les aides-soignants et sa famille, tous ces braves gens, imaginaient être le mieux pour lui, mais juste à ce que lui, Paul Bergmann, prévoyait de faire. Rien d'autre, rien de plus. Sa décision prise, il s'était donc immédiatement préparé: il s'était rasé, avait troqué sa chemise de nuit d'hôpital verte contre son costume sombre, avait rangé ses affaires dans sa valise et s'était couché tout habillé pour attendre sa soeur afin qu'elle le ramène à la maison.
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EAN
9782234058705
Caractéristiques
EAN | 9782234058705 |
---|---|
Titre | Cette nuit-là |
Auteur | Lustiger Gila - Hermann Marie |
Editeur | STOCK |
Largeur | 135mm |
Poids | 299gr |
Date de parution | 03/01/2013 |
Nombre de pages | 240 |
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