Mon Américain

LE PREMIER JOUR

Je termine ma 4e au collège Boris-Vian quand le nouveau entre dans ma classe. Cours de français avec madame Grodein, que nous appelons évidemment madame Grossein. Le principal ne frappe pas. Il est suivi de Jérémie Crew, qui hérite le jour même du surnom le Ricain. On ne voit jamais le principal. Il fuit les élèves, sauf quand il a une bonne nouvelle à annoncer, surtout si elle peut donner lieu à un article dans le journal. Son air réjoui, alors qu'il se plante devant le bureau du prof, annonce la fameuse bonne nouvelle.
- Voici votre nouveau camarade, pour les deux mois de classe qui restent, claironne monsieur Izedine. Il se nomme Jérémie Crew et nous vient des États-Unis... heu, exactement de Los Angeles.
Il marque un temps d'arrêt. Son regard globuleux survole nos tables. En trois secondes, il nous largue un message muet: «Bon, vous êtes trop nuls pour savoir où se trouve Los Angeles.» Il poursuit son discours, tout en cachant Jérémie Crew de son dos massif.
- Los Angeles... Hollywood, ça doit vous dire quelque chose, non? J'admets que moi aussi j'ai été surpris. Nous n'avons pas l'habitude à Vian d'accueillir d'aussi prestigieux éléments...
Il se masse le ventre de la main gauche en grimaçant. «Un ulcère à l'estomac», a décidé mon père quand je lui ai décrit ce tic. Puis le sourire se réinstalle sur le visage de monsieur Izedine. La bonne nouvelle doit calmer la douleur.
- Madame Grodein, qui a connaissance du dossier de Jérémie, vous en apprendra davantage. Mais que Boris-Vian reçoive un élève issu du lycée français de Los Angeles est bien la preuve des qualités de notre établissement, quoi qu'en pensent parfois vos parents. Bon, je laisse votre cours de français se poursuivre.
Il se retourne, agrippe l'épaule de Jérémie Crew et le propulse devant le bureau.
- Allons mon garçon, montre-toi, ne fais pas le timide, que tes futurs camarades voient à quoi ressemble un Américain.
Il pivote, s'éloigne en marmonnant «Bienvenue chez nous», atteint la porte sans que nous nous intéressions à lui. Nous reluquons Jérémie Crew. Monsieur Izedine se retourne avant de sortir.
- Vous vous rendez compte que votre nouveau camarade parle couramment trois langues? Il va vous en boucher un coin.
Ça, pour nous en boucher un coin... La prédiction du principal sera largement réalisée.