Peirce

Olivier Michel

HERMANN

Extrait de l'introduction

Charles Sanders Peirce (1839-1914) est l'une des grandes figures, peut-être la grande figure, de la philosophie américaine. Il est à l'origine d'un courant de pensée majeur, le pragmatisme. James, Dewey, Quine, Putnam, pour ne citer que ceux-là, en sont les héritiers. Apel et Habermas, en Europe, lui doivent beaucoup.
Pourtant, Peirce est en général présenté comme un précurseur plus que comme un fondateur. Il s'est illustré principalement en logique, en sémiotique, en phénoménologie et en philosophie du langage. Dans chacun de ces domaines, il fut à l'origine d'une rupture radicale avec la tradition. Or ces domaines, considérés ensemble, constituent le coeur de la richesse philosophique du XXe siècle. Autrement dit, Peirce est bien au coeur de ce qui importe dans la philosophie de ces dernières années.
Mais en logique par exemple, la révolution propre au XXe siècle est en général attribuée à Frege et Russell, et non à Peirce. En philosophie du langage, c'est à Wittgenstein que l'on pense d'abord. Ainsi, dans chacun de ces domaines, il est en général présenté, à tort, comme le génial précurseur alors que d'autres auront proposé la formulation plus facile d'accès, plus précise, voire plus féconde, que la tradition aura retenue et privilégiée.
Pourtant Peirce est bien un fondateur. Mais parfois un fondateur non revendiqué par sa postérité, sans doute pour deux raisons. La première est que son oeuvre est matériellement difficile d'accès: il n'a pas laissé de livres de référence, mais un nombre invraisemblable d'articles et de lettres. Les travaux de recherche sur son oeuvre, qui ont pris de l'ampleur à partir des années 1930 et surtout des années 1980, sont encore en cours. Bref, une version pédagogique «finalisée» de son oeuvre n'a été proposée ni par lui, ni, encore, par ses héritiers. Les difficiles relations qu'il eut avec les institutions universitaires et scientifiques américaines à partir des années 1880 n'y sont pas étrangères (cf. repères chronologiques).
La seconde raison est que Peirce n'est ni pur logicien, ni pur sémioticien, ni pur phénoménologue, ni pur philosophe du langage. Peirce est d'abord un philosophe animé par une question d'une ampleur bien trop large pour se laisser spécialiser dans tel ou tel domaine qu'il aurait marqué de son emprunte. Il y a bien sûr plusieurs façons différentes d'identifier un fond de questionnement, présent de part en part dans sa pensée et qui l'unifie. Nous adopterons celle-ci: quelle est la nature du lien entre le réel et la pensée? Cette question est bien métaphysique, puisqu'elle recouvre la question de ce qui est réel et de ce qui est pensée, mais aussi sémiotique et épistémologique, puisqu'elle pointe également vers ce qui fait que la pensée est bien pensée d'un réel et non simplement enchaînement de représentations.
Chacun des domaines où Peirce déploya son travail fut pour lui un lieu depuis lequel aborder cette question de fond, et une possibilité d'esquisse de réponse. Jamais il n'accepta l'idée de circonscrire ses recherches pour les mener jusqu'à un certain état d'achèvement pédagogique qui en aurait permis une édition en facilitant l'accès. Il demeura en quête perpétuelle d'une philosophie première, qui sera d'abord une théorie du signe, c'est-à-dire, chez lui, une théorie de toute pensée qui prétend être pensée d'un réel.

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EAN
9782705684341