L'économie de la connaissance et ses territoires

Extrait de la préface de Philippe Lemoine

Le rapprochement des concepts d'économie de la connaissance et de territoire n'a rien d'évident car la première suppose une certaine fluidité, et la seconde un enracinement. Ce rapprochement me fait d'abord penser à Braudel et à sa vision, lorsqu'il sépare les notions d'économie de marché et de capitalisme: voir le rôle du voyage, de la mobilité, dans l'invention du marché; et voir comment le capitalisme agrège, fédère des forces, et traduit des stratégies dans lesquelles il existe toujours une tension entre la tendance du capitalisme à fausser en permanence les règles du jeu du marché et, en même temps, à le réaliser dans cette dialectique même.

Ce rapprochement m'évoque aussi, en ce qu'il associe un sujet de circulation et un sujet de cristallisation, Deleuze et Guattari. Dans L'Anti-Oedipe, l'idée était présente qu'une subjectivité sociale mondiale transcendait les notions cartésiennes d'individus et de groupes, ignorait tous les murs, toutes les limites et balayait toutes les frontières. Cette subjectivité mondiale échappait à toutes les tentatives de récupération, à commencer par la tentative de la psychanalyse de tout re-territorialiser dans le petit triangle un peu facile de «papa, maman, bébé». Lorsque l'on s'intéresse aux schizophrènes, il se passe quelque chose qui n'est pas tout à fait appréhendable par cette seule perspective du territoire psychique, mais à quoi l'on accède par le bruit du monde, par la subjectivité, par les flux de désirs, par les flux qui excèdent les territoires et qu'exprime le schizophrène.

D'un point de vue d'entreprise, on peut être amené à se poser la question de savoir si cette subjectivité mondiale ne concerne pas aussi le monde des entreprises. D'une certaine façon, c'est plus ou moins bien abordé par le phénomène de la mondialisation dans lequel les entreprises essaient de faire craquer tout un ensemble de représentations territorialisées, ce qui amènerait à se poser la question de savoir si les entreprises n'ont pas, elles aussi, une sorte de débordement de leur ego fermé. Cela supposerait alors que tout un ensemble d'acteurs ferait face à une nécessité d'adaptation qui serait aussi forte que celle que doit opérer la hiérarchie de l'asile face au schizophrène.

C'est d'ailleurs un peu le thème développé par certains, non sous le nom de l'économie de la connaissance mais sous celui de design capitalism pour redessiner le capitalisme, en redessiner les «frontières», pour les adapter à quelque chose de tout à fait différent et nouveau.

Je voudrais articuler mon propos en deux parties, la première autour de ce qui me semble être de l'ordre de l'explosion des territoires, la seconde sur les priorités du design capitalism en France.