A l'ombre des arbres millénaires

Extrait

Ce fut sans explosions de roquettes et de bombes que la guerre pénétra dans mon univers d'enfant, mais avec les pas feutrés de mon père qui longeait le couloir et passa devant ma chambre pour rejoindre la sienne. J'entendis la porte s'ouvrir puis se fermer avec un petit bruit sec. Je me glissai hors de mon lit, en prenant soin de ne pas réveiller Radana endormie dans son berceau, et sortis sur la pointe des pieds. Je collai l'oreille contre la porte et écoutai.
«Ça va ?»
Maman semblait inquiète.
Tous les jours, avant l'aube, Papa partait pour une petite promenade en solitaire, et à son retour, une heure plus tard environ, il rapportait les images et les sons de la ville, sources d'inspiration des poèmes qu'il me lisait. Ce matin-là, pourtant, il avait semblé rentrer à peine sorti, car l'aube venait tout juste de paraître et l'atmosphère nocturne ne s'était pas encore dissipée. Le silence l'avait suivi comme son ombre, résidu de rêve après le réveil. Je l'imaginai à présent allongé à côté de Maman, les paupières closes, écoutant sa voix, et je devinai le réconfort qu'elle lui apportait au milieu du tumulte de ses pensées.
«Que s'est-il passé ?
- Rien, ma chérie.
- Qu'y a-t-il ?» insista-t-elle.
Un soupir, long et profond, puis il répondit :
«Les rues grouillent de monde, Aana. De gens qui n'ont plus de toit, affamés, désespérés...»
Il marqua une pause ; le lit craqua ; il devait se tourner vers elle, leurs joues sur le même traversin, comme je l'avais souvent vu.
«Les malheurs...
- Peu importe toutes ces horreurs, l'interrompit doucement Maman, je sais que tu prendras soin de nous.»
Puis un silence sans même un souffle. Je l'imaginai, les lèvres pressées contre celles de mon père. Je rougis. «Voilà !» s'exclama-t-elle.
Le carillon insouciant de sa voix tintait de nouveau. Puis ce fut le battement de persiennes qu'on ouvrait, oiseaux de bois relâchés prenant soudain leur envol.
«Le soleil est radieux !» s'écria-t-elle, enthousiaste.
Et avec ces mots simples, elle chassa la gravité de ce matin-là, elle jeta ce «Rien» de l'autre côté du portail comme un chat qui aurait grimpé sur l'épaule de Papa en jouant des griffes.
Un rai de lumière fondit sur la façade de la maison et se répandit depuis le balcon dans le couloir ouvert. Je l'imaginai, tapis céleste précipité du firmament par un ange, une divinité céleste, tevoda négligent. Je courus vers lui, encore libre de mes mouvements sans l'entrave des chaussures et de l'appareil orthopédique que je portais en temps normal pour corriger le boitement de ma jambe droite.