Moi, Fatty

Stahl Jerry - Marignac Thierry

RIVAGES

Extrait de l'introduction:

Un jour, je me suis fait ramasser par la police devant la pelouse de chez Fatty. Bien sûr, à l'époque, Fatty - qui préférait qu'on l'appelle Roscoe - ne vivait plus à cette adresse. Arbuckle est mort en 1933. C'était au milieu des années quatre-vingt, avant l'aube de l'ère du Crack. Les trafiquants de rue se massaient sur ce secteur d'Adams Boulevard, tombé entre-temps dans la débine, près du centre de Los Angeles, hélant les gamins blancs en voiture pour leur vendre leur camelote, un puissant mélange de Doredine et de Codéine 4. Le Doryphore, comme on l'appelait, c'était une montée au ralenti d'une demi-heure environ, suivie d'un bourdonnement opiacé qui bloquait les tripes et obligeait à se gratter le nez pendant des jours entiers. Cherchant à tourmenter profondément des légions de punks honnis - la clientèle de base du mélange narcotique cité plus haut -, une cabale de flics de Los Angeles, avec des stups de la DEA et deux individus mystérieux de Compton appelés Léon, provoquèrent la disparition des Doredines, forçant une couche de population tout entière à se mettre à l'héro.
La bicoque de Fatty, à l'époque où l'auteur de ces lignes atterrit devant sa façade le nez en avant, avait été transformée en un respectable avant-poste du Christ, baptisé Amat House. Amat servait de foyer à une congrégation de prêtres de l'ordre de St. Vincent, une secte composée d'hommes chastes se consacrant à des oeuvres de charité. Apparemment, leurs devoirs n'allaient pas jusqu'à secourir des inconnus complètement défoncés en pleine détresse - quoique je me souvienne d'avoir vu un ou deux visages blancs et effrayés derrière une fenêtre aux rideaux tirés, tandis qu'un policier m'ordonnait de m'allonger face contre terre sur le trottoir. À strictement parler, je n'étais pas sur la pelouse des frères catholiques; mon visage était coincé entre les barreaux de la clôture métallique qui entourait leur propriété. Pourtant, je me rappelle encore avoir savouré l'odeur humide, le puissant arôme de nature de leur purin, comme si j'étais dans une ferme, faisant la sieste le visage à même la terre battue, à l'instar des paysans.
Tout cela n'aurait absolument aucun sens si trois quarts de siècle plus tôt, en 1916, un millionnaire au visage de foetus, haut d'un mètre soixante-cinq et pesant cent vingt kilos, ne s'était pas injecté de l'héroïne et n'avait contemplé sa propre déchéance dans la pièce même où ces étranges visages blancs étaient en train de m'observer. Qui sait si Arbuckle, piquant du nez en ces temps reculés, n'avait pas entendu en fermant les yeux les cris des accros de la drogue qui ne devaient voir le jour que trois générations plus tard?
À l'époque de son voyage au bout de la seringue, Roscoe «Fatty» Arbuckle était plus populaire que Charlie Chaplin. Notamment par une journée particulière du mois d'août, au plus fort, au plus déchaîné de la Première Guerre mondiale, dans un coin rupin de cette ville d'éleveurs où s'entassaient les petits Blancs de l'Ouest transplantés, la première génération d'artistes européens princes de l'évasion, de gens de théâtre marginaux, et des Mexicains indigènes. Le colossal Arbuckle, qui piquait du nez, pouvait prétendre alors au titre de vedette de cinéma la plus aimée sur la planète - à défaut d'être celle dont le mode de vie était le plus sain.

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EAN
9782743625382
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